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L’entrée principale du palais de justice se trouvait sur la Quatrième Avenue. David emprunta l’entrée secondaire sur la Cinquième. Le corridor, à l’arrière de l’édifice, était envahi de policiers qui attendaient de témoigner devant les trois tribunaux où l’on traitait les infractions au code de la route ; des avocats en costume trois-pièces s’entretenaient à voix basse avec des drogués aux cheveux longs crasseux ou avec des jeunes femmes élégantes venues plaider la clémence pour avoir brûlé un feu rouge. Les greffiers appelaient les uns devant la cour, renvoyaient les autres dans la grande salle où l’on s’acquittait de son amende. Un vieil avocat écoutait patiemment les jérémiades d’un jeune collègue, et un procureur s’efforçait de comprendre le témoignage d’un policier avant de traiter, pour la septième fois de suite, une affaire d’excès de vitesse.
David se fraya un chemin dans la foule pour atteindre le recoin qui abritait l’ascenseur réservé au quartier de détention des prévenus. C’était là qu’attendaient ceux qui devaient passer devant un tribunal, par là aussi que transitaient les personnes qui venaient d’être placées en état d’arrestation.
L’ascenseur s’arrêta au septième ; David s’avança jusqu’à un vitrage épais et appela par l’interphone le gardien qui s’occupait du sas de contrôle.
« Je voudrais voir Larry Stafford. Est-ce que vous avez une cabine de libre ?
— Essayez la deux, monsieur Nash », répondit l’homme.
David inscrivit son nom sur le registre des entrées. Le gardien appuya sur un bouton et une porte d’acier – elle allait du sol au plafond – s’ouvrit. David entra dans le minuscule local. Dès que la porte fut refermée, le gardien appuya sur un autre bouton et, avec un bourdonnement électronique, la porte qui constituait la paroi opposée du sas s’ouvrit. L’avocat s’avança jusqu’au parloir constitué ici de plusieurs cabines alignées les unes à côté des autres. Chacune était divisée en deux par un grillage, avec une chaise de part et d’autre et un rebord faisant office de table.
David sortit quelques papiers de son porte-documents et se mit à les lire en attendant que le gardien introduisît Stafford. Celui-ci arriva au bout de quelques minutes, souriant et paraissant plus mince qu’au jour de son arrestation.
« Ça me fait plaisir de vous voir, Dave », dit-il à travers le grillage – sa voix ne chevrotait pas comme lors de leur dernière entrevue.
« Alors, vous tenez le coup ? » demanda David.
Stafford haussa les épaules.
« Je commence à me dire qu’on arrive à s’habituer à tout. D’une certaine manière, ce n’est pas si mal. Pas de clients pour m’engueuler. Pas de partenaires exigeant un rapport de dix pages pour hier. Beaucoup de sommeil. Si la nourriture était un peu meilleure, l’endroit serait presque recommandable. »
David sourit. Stafford paraissait avoir retrouvé son sens de l’humour, ce qui était essentiel pour ne pas craquer dans sa situation.
« Vous avez l’air d’avoir minci depuis la dernière fois.
— Ouais. On vous rationne sérieusement les sauces riches, ici. Excellent pour le tour de taille. »
David sortit l’agenda de son porte-documents et le tint ouvert contre le grillage.
« Nous avons un peu de temps avant l’audience et on va en profiter pour revoir certaines choses. Est-ce que ce carnet vous permet de préciser votre emploi du temps pour la soirée du meurtre ? » Stafford lut ce qui était inscrit à la page du 16 juin. « En effet. J’allais vous en parler. Je l’ai déjà expliqué à Jenny quand elle a fait allusion à l’agenda. Appelez Dietrich. Il vous le confirmera. Nous avons eu une réunion ce soir-là. Vous vous souvenez de cette affaire de garanties foncières dont je vous ai parlé ? Nous avons dû travailler dessus jusque vers six heures, six heures et demie du soir. Il suffira de vérifier le compte des heures dans les relevés que nous faisons pour facturer nos clients.
— Très bien, dit David en prenant une note. Mais cela ne nous aide pas beaucoup. Hersch a pris son quart vers dix heures et demie et a été tuée vers minuit.
« Oh !… », dit Stafford, un instant déçu. Puis il sourit de nouveau. « C’est cependant bien la preuve que je suis innocent, non ? Parce que, enfin, ça n’a aucun sens : j’aurais eu une journée de travail normale, j’aurais travaillé sur un dossier de garanties foncières pour aller égorger après une femme flic ? Il y a quelque chose qui ne colle pas, il me semble.
— Pas forcément. Les hommes d’affaires qui ont recours à des prostituées ne sont pas rares. Qu’est-ce qui nous prouve que vous seriez différent ?
— D’accord, répondit Stafford vivement. J’ai aussi pensé à cette approche. Mais elle ne tient pas. Jenny pourra témoigner que nous étions heureux en ménage. Vous l’avez vue, n’est-ce pas ? Jamais un jury ne va croire qu’un homme marié à une aussi jolie femme puisse avoir envie d’aller perdre son temps avec les putes. Non ? Ça ne cadre vraiment pas. »
Stafford s’enfonça dans son siège et sourit, satisfait d’avoir marqué un point. David leva les yeux de ses notes et attendit un instant avant de parler. Il avait les mains moites et il se sentait, pour le moment, beaucoup moins sûr de lui que son client.
« Un homme marié à une jolie femme peut très bien faire appel à des prostituées si lui et sa femme ont des problèmes de couple. »
Stafford souriait toujours et hocha affirmativement la tête à cet énoncé.
« Si. Mais il n’y a pas de si à propos de Jenny et de moi.
— Pas le moindre problème ? Aucune dispute, pas la moindre difficulté sexuelle, pas de questions d’argent ? Vous feriez mieux d’être tout à fait franc avec moi sur ce point, Larry, parce que lorsque Jennifer et vous, vous allez vous retrouver à la barre, vous pouvez être bien tranquille que s’il y a la moindre chose pas nette, le procureur va la découvrir. »
Pendant qu’il attendait la réponse de Stafford, David pensa à la soirée qu’il avait passée avec Jennifer. Une image mentale d’elle, nue, allongée sur son lit, se forma dans son esprit, et il dut lutter pour la chasser.
« C’est vrai, on s’est disputés. Comme tout le monde. » Il marqua un temps d’arrêt. « Écoutez, je vais être honnête avec vous. Nous avons eu des problèmes, Jenny et moi. Comme tous les couples. Et vous savez ce qu’on dit, que c’est la première année la plus difficile. »
L’avocat repensa à la première année de son propre mariage. Elle n’avait été agréable ni pour l’un ni pour l’autre. Des mots méchants, lancés uniquement pour blesser. Des portes claquées, des dos tournés, de la colère.
« C’est autant la faute de l’un que de l’autre, bon sang ! Je ne suis pas toujours facile à vivre, je l’avoue. Je n’ai pas réussi à devenir partenaire, l’an dernier, et ça m’a fait vraiment mal. Deux autres types entrés dans la boîte la même année que moi sont passés devant moi et je suis resté longtemps déprimé. Je me doute bien que les choses n’ont pas dû être faciles pour Jenny.
— Comment cela se passe entre vous, sur le plan sexuel ? »
Stafford rougit légèrement. La question parut le mettre mal à l’aise.
« Je ne sais pas. Je dirais que ça se passe bien. J’ai peut-être un peu plus d’exigences que la moyenne des types. On pourrait dire que le sexe me botte un peu plus que Jenny. Elle est plus conventionnelle dans euh… dans ses goûts. Rien, en tout cas, qui soit un vrai problème. » Il hésita. Il paraissait très mal à l’aise maintenant. « Est-ce que… est-ce qu’on va nous interroger là-dessus, au procès ? Sur notre vie sexuelle ?
— Ce n’est pas impossible. Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Je crois que je trouve cela très gênant. À vous, je veux bien en parler : vous êtes mon avocat et j’ai confiance en vous. Mais devant tous ces gens, ce n’est pas la même chose. »
David consulta sa montre. L’audience devait avoir lieu à deux heures et il était moins dix.
« C’est presque l’heure d’aller devant le tribunal et on va donc arrêter pour le moment. J’ai tout de même encore une question à vous poser. Vous vous souvenez de ma surprise lorsque j’ai appris que le ministère public s’opposait à une mise en liberté sous caution ? J’ai parlé avec Monica Powers à la sortie, et elle s’est comportée de manière tout à fait curieuse. Elle a laissé entendre qu’elle détiendrait une autre preuve, une preuve surprise, une chose dont je n’ai pas entendu parler. Avez-vous une idée de ce que cela peut être, Larry ?
— Une preuve surprise ? répéta Stafford. Je ne vois vraiment pas… » Il s’interrompit un instant et David eut la nette impression que quelque chose troublait son client. « Écoutez, ce n’est pas moi le coupable – dans ce cas, que peuvent-ils avoir ? Ça ne tient pas debout.
— Réfléchissez tout de même à la question, Larry. D’accord ? Je n’aime pas trop les surprises et Monica a bien l’air de nous en préparer une. N’oubliez pas ce que je vous ai demandé. Il ne faut rien me cacher. Si vous savez quelque chose qui peut vous être préjudiciable, il faut me le dire tout de suite.
— J’ai été honnête à cent pour cent avec vous, Dave. Il n’y a rien.
— Sûr ?
— Absolument. Dites, quelles sont mes chances, aujourd’hui ? demanda Stafford avec anxiété.
— Je l’ignore, Larry. Tout dépend du numéro que va nous faire le ministère public. Il y a un point en notre faveur : c’est le juge Jerry Miles qui assure la présidence des audiences criminelles ce mois-ci. »
Stafford retrouva son sourire.
« Il est plutôt libéral, non ?
— C’est un bon juge, et un juge correct. Gardez les doigts croisés. J’espère que vous serez dehors avant ce soir. »
David sonna le gardien. Stafford attendait encore devant sa porte lorsque David sortit. Pendant que l’ascenseur descendait, il essaya d’analyser les sentiments que lui inspirait son client. Il éprouvait un certain malaise, à vrai dire. L’homme lui paraissait ouvert et honnête, mais David ne pouvait s’empêcher d’avoir l’impression que Larry utilisait vis-à-vis de lui la même technique qu’il employait vis-à-vis d’un jury. À moins qu’il ne voulût avoir cette impression ? Il devait prendre en compte un fait très déplaisant : il désirait l’affection de Jennifer, et Larry Stafford, dans ce domaine, était son rival.
Il essaya de prendre du recul et de considérer les choses objectivement. Stafford lui mentait-il ? Etait-il coupable en réalité ? Le malaise qu’il éprouvait n’était-il pas simplement provoqué par les sentiments qu’il nourrissait pour Jennifer ? Il avait donné à Larry, à l’instant, une occasion de mentir que le jeune homme n’avait pas saisie. S’il avait tout d’abord été réticent, quand ils avaient abordé la question de sa vie privée, Larry avait ensuite parlé sans détours de ses problèmes de couple et de son échec professionnel. Puis il y avait Jennifer. Elle jurait qu’elle était avec Larry le soir du meurtre. Elle ne lui aurait pas menti.
Lorsque les portes de la cabine s’ouvrirent, il commençait à se sentir un peu mieux. Jennifer ferait un bon témoin ; il y avait également Grimes et cette histoire de cheveux. Le jury ne serait peut-être pas entièrement convaincu quant à la précision de la mémoire du vieil employé, mais son témoignage, combiné avec d’autres preuves, pourrait créer ce doute raisonnable nécessaire pour un acquittement. Ne restait plus à David qu’à trouver ces autres preuves. Il espérait que certaines d’entre elles lui seraient apportées par l’audience.
*
La cour criminelle se trouvait à l’autre bout du corridor, par rapport à l’ascenseur qu’il venait d’utiliser. Il était à mi-chemin lorsqu’il vit Thomas Gault assis sur un banc, à côté de l’entrée du tribunal, et qui lui souriait.
« C’est justement vous que je voulais voir », dit Gault.
David s’arrêta et regarda l’heure. La séance allait commencer d’une minute à l’autre et, de toute façon, il n’avait aucune envie de parler à l’écrivain. Depuis le jour où celui-ci lui avait fait le coup désagréable de la fausse confession, David s’était employé à l’éviter.
« Je suis désolé, Tom, mais je dois plaider dans un instant.
— La demande de caution de Stafford, n’est-ce pas ?
— En effet.
— C’est justement de cela que je voudrais parler. Je couvre l’affaire pour Newsweek.
— La revue ? demanda David, incrédule.
— Elle-même. Ils ont beaucoup parlé de mon procès, et je les ai convaincus que ce serait un joli coup que de confier à quelqu’un qui vient d’être acquitté dans une histoire de meurtre la couverture d’un autre meurtre. Hé, je suis leur spécialiste en affaires criminelles à présent. Sans compter que j’ai fait pour eux ces papiers, sur le Cambodge et celui sur les mercenaires.
« Alors ? Qu’est-ce que vous en dites ? Il est coupable ? Allez, soyez sympa ! J’ai besoin d’un bon scoop pour battre au poteau les petits rigolos du coin. »
David ne put s’empêcher de rire. Gault savait être très drôle, quand il le voulait, et son humour était communicatif.
« Pas de scoop et même pas de commentaires. Cela vous aurait-il plu si j’avais dégoisé des choses aux journalistes pendant votre procès ?
— Mais voyons, Dave, je n’avais rien à cacher. Pouvez-vous en dire autant de Stafford ? Si vous ne me donnez pas des éléments, je vais devoir en inventer. J’ai des délais à respecter.
— Pas de commentaires », répéta David.
Gault eut un geste désabusé.
« Comme vous voudrez. Je cherche simplement à vous rendre célèbre.
— Croyez-moi, j’apprécie, mais il faut absolument que j’y aille.
— Dites-moi au moins quelque chose qui sorte de l’ordinaire, mon vieux. Un truc qui donne un peu de nerf à mon papier. »
David secoua la tête et rit à nouveau, puis ouvrit la porte et entra dans le tribunal. Gault le suivit et alla s’asseoir dans le fond où il passerait inaperçu.
*
« Audience de mise en liberté sous caution, l’Etat contre Lawrence Dean Stafford, affaire numéro C94-07-850. L’Etat est représenté par Monica Powers, déclara Monica, et l’inculpé est présent avec son avocat, maître David Nash.
— Êtes-vous prêt, monsieur Nash ? demanda le juge Autley.
— Je suis prêt, votre honneur », répondit David, d’un ton raide.
Clement Autley était le pire juge qu’ils pouvaient avoir. Agé de près de soixante-dix ans, il était tellement imprévisible que beaucoup d’avocats demandaient un renvoi sous prétexte de suspicion légitime plutôt que de prendre le risque de subir, eux et leurs clients, l’une de ses décisions inattendues et ses coups de gueule, qui n’étaient que trop prévisibles. Autley n’aurait normalement pas dû siéger ce jour-là. Mais Jerome Miles avait la grippe et on avait fait venir Autley à sa place pour la semaine.
« Vous pouvez commencer, monsieur Nash.
— Votre honneur, il me semble que la charge de la preuve est à fournir par madame le substitut.
— C’est bien vous qui demandez une libération sous caution, non ? Puisque vous êtes demandeur, vous fournissez la preuve, rétorqua Autley.
— Avec votre permission, votre honneur », reprit David, prenant bien soin de garder son sang-froid et de s’adresser au juge de la manière la plus formelle. (Il avait vu une fois Autley, pris d’une soudaine colère, jeter une « offense au tribunal » à la tête d’un jeune avocat parce que ce dernier n’avait pas tout à fait respecté l’étiquette de la cour.) « Article premier, section quatorze de la Constitution d’Etat, il est dit que, je cite : “Les délits et les crimes, ceux de meurtre et de trahison exceptés, peuvent faire l’objet de cautions avec des garanties convenables. Le meurtre et la trahison ne peuvent faire l’objet de caution si la preuve est formelle ou si les présomptions sont fortes.”
« Dans l’Etat contre August Chambers, notre Cour suprême a décrété que si l’Etat veut refuser la liberté sous caution à une personne accusée de meurtre, il a la charge de démontrer qu’il existe une preuve flagrante ou de fortes présomptions de culpabilité de la part de l’inculpé. À la lumière de l’affaire Chambers, il semble bien que la charge de la preuve revienne à l’Etat, et non à Mr Stafford. »
Le juge Autley foudroya David du regard pendant quelques instants et se tourna rapidement vers Monica Powers.
« Qu’avez-vous à dire à cela ?
— J’ai bien peur qu’il n’ait raison, votre honneur », répondit nerveusement Monica.
Il était de notoriété publique que s’il y avait une chose que le juge Autley aimait encore moins que les jeunes juristes, c’étaient les femmes juristes, jeunes ou vieilles.
« Dans ce cas, pourquoi faites-vous perdre son temps à la cour ? Nous avons un ordre du jour serré. Vous voyez bien tous ces gens qui attendent, non ? Pourquoi l’avez-vous laissé nous relire la moitié de la Constitution si vous êtes d’accord avec lui ?
— Je suis désolée », commença Monica, mais le juge eut un geste agacé.
« Votre preuve ? »
Elle tendit un exemplaire de la mise en accusation que l’huissier, une femme d’un âge certain qui travaillait pour Autley depuis des années, transmit au juge.
« Il me semble que la mise en accusation, dans cette affaire, devrait suffire. Elle déclare que le grand jury, après avoir écouté les témoignages, a décidé qu’il existait des preuves suffisantes pour inculper le prévenu de meurtre. »
Le juge Autley parcourut le document pendant quelques instants, puis le rendit à son huissier.
« Liberté sous caution refusée, dit-il sans lever les yeux. Affaire suivante. »
David se retrouva sur-le-champ debout, agitant un livre de droit en direction du juge.
« Votre honneur !
— J’ai décidé, monsieur Nash. Affaire suivante.
— Votre honneur, le mois dernier, dans l’affaire Archer, la cour suprême de l’Oregon a statué sur cette question spécifique et conclu qu’une mise en accusation n’était pas une preuve suffisante pour refuser une remise en liberté sous caution dans une affaire de meurtre. J’ai le compte rendu avec moi, si la cour veut bien le consulter.
— Quelle affaire ? demanda Autley, ennuyé de ne pas en avoir terminé.
— Archer, votre honneur, si vous voulez bien regarder.
— Donnez-moi ça. Mais si jamais ça n’a pas de rapport… »
Il n’en dit pas davantage, laissant cette menace vague planer au-dessus de la tête de David.
Ce dernier tendit le livre de droit à l’huissier. Stafford se pencha vers lui pour dire quelque chose, mais David le toucha à la jambe et il se rassit. Autley lut et relut la page, puis tourna ses foudres contre Monica Powers.
« Mais qu’est-ce que vous apprenez dans les facultés de droit ? Ignoreriez-vous cette affaire ?
— Votre honneur, je…
— Vous avez intérêt à avoir autre chose que ça, ma jeune dame, éructa le juge avec un geste vers la mise en accusation que l’huissier tenait encore à la main. Et à nous le sortir rapidement.
— Nous avons en effet d’autres preuves, votre honneur. L’inspecteur Ortiz est prêt à venir à la barre.
— Alors, appelez-le. »
Monica fit un geste en direction de la première rangée de spectateurs, où Bert Ortiz était assis à côté de Crosby. L’inspecteur se leva, poussa la barrière qui séparait le public du prétoire et s’arrêta devant l’huissier.
« Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ? demanda la femme.
— Je le jure.
— Donnez-moi vos nom et prénoms. »
Ortiz alla ensuite s’asseoir dans le box des témoins où il épela son nom de famille pour le greffier. Il avait la gorge sèche et il n’avait pas cet air assuré qu’il arborait en général lorsqu’il témoignait. Revivre les événements de la soirée du 16 juin le mettait mal à l’aise.
« Inspecteur Ortiz, demanda Monica, où travaillez-vous ?
— Je suis officier de police au Département de police de Portland.
— Depuis combien de temps faites-vous ce métier ?
— Cela fera sept ans en février prochain.
— Exerciez-vous ces fonctions, le soir du 16 juin ?
— Oui.
— Et de quelle mission étiez-vous chargé ?
— Je fais partie d’une unité spéciale, la brigade des mœurs. À l’aide de femmes policiers déguisées en prostituées, nous cherchions à interpeller les hommes encourageant la prostitution.
— Pourriez-vous être plus précis pour la cour ? »
Le juge Autley se pencha vers Monica et eut un geste impatient de la main.
« J’ai très bien compris ce qu’il voulait dire. N’insultez pas l’intelligence de la cour. Poursuivez.
— Très bien, votre honneur. Qui était votre collègue, ce soir-là, inspecteur Ortiz ?
— Darlene Hersch, une femme policier.
— À quelle heure avez-vous commencé ?
— Nous avons pris notre quart à dix heures trente, mais nous n’avons pas été en place, dans la rue, avant onze heures et demie. Nous avons eu une réunion avant.
— Racontez à la cour, s’il vous plaît, ce qui est arrivé entre le moment où vous avez pris position dans la rue et le meurtre de Darlene Hersch. »
Ortiz se pencha légèrement en avant. Il y avait de la tension dans ses épaules et il avait l’estomac noué. Il regardait la barre qui fermait son box et il se passa rapidement la langue sur les lèvres pour les humecter.
« J’étais dans la voiture de patrouille que j’avais garée dans un parking au coin de Park et Yamhill, et Darlene Hersch s’était postée à l’angle de rue opposé. Peu de temps après le début de la surveillance, une Mercedes-Benz beige s’est arrêtée à la hauteur de Darlene – de Darlene Hersch – qui est montée à bord. La voiture est repartie et je l’ai suivie.
— Avez-vous pu relever le numéro d’immatriculation de ce véhicule à ce moment-là ou plus tard ?
— Non.
— Poursuivez.
— Darlene Hersch avait pour consigne de ne pas monter dans un véhicule si on le lui demandait, et d’amener l’individu jusque dans le parking où nous procéderions à l’arrestation. Les ordres étaient stricts. »
Ortiz s’interrompit. Il venait de se rendre compte que pour essayer de se justifier, il chargeait Darlene. Il releva la tête. Monica attendait qu’il continue. Le silence était presque complet dans le tribunal. Pour la première fois depuis longtemps, il remarqua tous ces visages qui le regardaient.
« Darlene Hersch est montée dans la Mercedes et j’ai suivi la voiture jusqu’au Raleigh Motel. J’ai vu Darlene Hersch entrer dans le bureau du motel et la voiture qui allait se ranger. J’ai été me garer dans le parking d’un restaurant, juste à côté, et je me suis mis en surveillance.
— À ce moment-là, aviez-vous vu le conducteur de la Mercedes ?
— Non, pas vraiment. Je l’avais aperçu au moment où Darlene Hersch était montée dans la voiture, mais de trop loin. Ce fut la même chose quand il la laissa devant le bureau du motel.
— Poursuivez.
— Eh bien, Darlene Hersch était une nouvelle. Elle n’avait pas beaucoup d’expérience de la rue. J’ai commencé à m’inquiéter du fait qu’elle se retrouvait seule avec le… euh, l’individu. »
Ortiz s’arrêta encore. Il aurait bien aimé jeter un coup d’œil à Crosby, mais il avait peur. Son collègue plus âgé ne risquait-il pas de le condamner pour avoir laissé les choses aller aussi loin ? Il avait eu tort. Il n’aurait jamais dû permettre à Darlene d’entrer seule dans la chambre. Même si cela avait fait rater l’arrestation, il aurait dû tout arrêter à l’instant où ils étaient arrivés au motel. Il aurait dû se garer devant le motel et foncer directement vers la chambre.
Ortiz regarda vers le box de la défense. On avait fait enfiler un costume à Stafford. Le grand chic universitaire. Il avait davantage l’air d’un avocat que Nash. Leurs regards se croisèrent et le visage de Stafford, un instant, exprima du mépris. Il n’y avait pas trace de peur dans ces yeux glacés. Pas d’humour non plus, pas d’émotion, contrairement à ce qu’on pouvait lire dans ceux d’Ortiz, en proie à la confusion et au doute. Le policier détourna son regard, vaincu. À cet instant, il sentit sa nausée se transformer en un sentiment de haine pour l’homme qui avait enlevé la vie à Darlene Hersch. Il lui fallait sa peau. Jamais il n’avait autant voulu la peau de quelqu’un.
« J’ai vu l’individu s’avancer sur le palier extérieur, au premier étage, et entrer dans la même chambre que Darlene Hersch.
— Pouvez-vous nous décrire cet homme ?
— Il était grand. Un peu plus de un mètre quatre-vingts. Athlétique. Je dirais qu’il avait une trentaine d’années. Je n’ai pas vu son visage, mais il avait des cheveux blonds frisés et il portait un pantalon marron clair et une chemise à fleurs.
— Que s’est-il passé, une fois l’homme dans la chambre ?
— Je… je me suis rendu dans le parking du motel et j’ai pris l’escalier. J’étais à mi-hauteur lorsque j’ai entendu un cri. J’ai couru, j’ai défoncé la porte, sur quoi j’ai été frappé à plusieurs reprises. Je me souviens de m’être effondré contre le lit. J’ai dû heurter un pied métallique car je me suis évanoui.
— Avant de perdre conscience, avez-vous pu voir votre agresseur ?
— Oui.
— Voyez-vous cet homme ici ? »
Ortiz désigna Stafford du doigt. Sa haine lui donna de la force, cette fois, et sa main ne trembla pas. David observait son client. Celui-ci ne montra aucun signe de bouleversement.
« L’homme que j’ai vu dans la chambre du motel est assis à côté de maître Nash, dit Ortiz.
— Inspecteur Ortiz, si vous le savez, quelle voiture possède Mr Stafford ?
— Mr Stafford roule dans une Mercedes-Benz beige 1991, modèle 300SEL.
— Est-ce cette même voiture que vous avez vue au coin de Park et Morrison, puis plus tard au Raleigh Motel ?
— Oui.
— Par la suite, avez-vous eu l’occasion de fouiller le domicile de l’inculpé ?
— Le 5 septembre, nous avons obtenu un mandat de perquisition pour la maison de Mr Stafford. L’inspecteur Crosby, moi-même et plusieurs autres policiers avons arrêté Mr Stafford et procédé à la recherche de certains vêtements.
— Et qu’avez-vous trouvé ?
— Une chemise identique à celle que portait l’individu vu au Raleigh Motel et un pantalon marron clair similaire à celui porté par le tueur.
— Pas d’autres questions », conclut Monica.
David se leva.
« Inspecteur Ortiz, demanda-t-il, vous étiez à un pâté de maisons de la Mercedes lorsque vous l’avez vue pour la première fois, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Si j’ai bien compris ce que vous venez d’expliquer, Darlene Hersch aurait dû en principe ramener la personne jusqu’à vous, si elle avait fait l’objet d’une proposition, auquel cas vous auriez procédé à l’arrestation ?
— Oui.
— Et vous assuriez la surveillance de Darlene Hersch depuis votre voiture ?
— Oui.
— Le moteur tournait-il ?
— Celui de ma voiture ?
— Oui.
— Non.
— Et vous avez été surpris en voyant Darlene Hersch monter dans la Mercedes ?
— Oui.
— Park Avenue est en sens unique vers le sud, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Où Darlene Hersch était-elle postée au moment où elle est montée dans la Mercedes ?
— À l’angle de Park et Morrison.
— La Mercedes s’est-elle engagée dans Park ?
— Non. Elle a continué sur Morrison.
— Pour pouvoir la suivre, il vous a donc fallu descendre Park jusqu’à Taylor, puis revenir par la Dixième ?
— Non, monsieur. J’ai pris Park en sens interdit.
— Puis vous avez tourné sur Morrison ?
— Oui, monsieur.
— À quelle distance de la Mercedes vous trouviez-vous quand vous l’avez repérée à nouveau ?
— À environ deux pâtés de maisons.
— Avez-vous maintenu cette distance entre elle et vous ?
— Oui.
— Vous étiez trop loin pour déchiffrer la plaque, alors ?
— Oui.
— Où se trouvait la Mercedes lorsque vous avez atteint le Raleigh Motel ?
— Je crois qu’elle venait juste de s’arrêter devant le bureau du motel.
— Pourquoi n’avoir pas relevé son numéro à ce moment-là ?
— À ce stade de l’opération, je ne me doutais pas que ce serait important. En outre, je suis passé trop vite.
— Quand avez-vous revu la Mercedes, cette nuit-là ?
— Je ne l’ai pas revue. Le temps que je me gare, elle avait disparu.
— Voyons si j’ai bien compris. Vous avez tout d’abord vu ce véhicule à la distance d’un pâté de maisons, puis vous l’avez suivi à la distance d’environ deux pâtés de maisons et finalement, aperçu brièvement en passant devant le parking du motel ?
— Oui.
— Et vous affirmez à présent que ce véhicule est une Mercedes-Benz 91 modèle 300SEL, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Comment le savez-vous ? »
Ortiz parut perplexe.
« Comment je sais… quoi ?
— Comment savez-vous le modèle, l’année et la couleur ?
— Parce que c’est la voiture de Mr Stafford.
— Certes. Mais la nuit du meurtre, saviez-vous déjà que c’était précisément cette couleur, ce modèle, cette année ?
— Je… la couleur était beige. Je l’ai vue.
— Mais l’année et le modèle ? »
Ortiz garda quelques instants le silence.
« Non. Je savais seulement qu’il s’agissait d’une Mercedes beige, cette nuit-là.
— Il aurait donc tout aussi bien pu s’agir d’une Mercedes 89 ou 85 ?
— J’ai vu plus tard la voiture de Mr Stafford et c’était la même.
— Savez-vous à quoi ressemble une Mercedes 89 ?
— Non.
— Ou une 85 ?
— Non plus.
— Le seul moment où vous ayez vu le visage du tueur, c’est juste avant de vous évanouir, c’est bien cela ?
— Oui.
— Où vous trouviez-vous et où se trouvait-il lorsque vous avez vu son visage ?
— Moi, j’étais au sol, allongé sur le dos levant la tête, et Mr Stafford…
— Votre honneur, je demande qu’on supprime cette réponse, dit David. Il affirme qu’il s’agissait de Mr Stafford. C’est une conclusion que seul un jury ou un juge peut tirer.
— Oh ! laissez-le parler, monsieur Nash. Je ne suis pas dupe. »
Le juge Autley se tourna vers Ortiz et lui sourit. Voilà qui ne plut pas à David. Bien rares étaient ceux qui avaient droit à un sourire de l’irascible personnage, et celui qu’il venait d’adresser au policier ne présageait rien de bon.
« Dites simplement le suspect, inspecteur, afin que maître Nash ne sorte pas de ses gonds.
— Merci, votre honneur, dit Ortiz. J’étais donc allongé sur le dos, la tête contre le lit et le suspect se tenait sur le pas de la porte.
— Pouvez-vous vous approcher du chevalet et nous faire un dessin ? »
Ortiz se tourna vers le juge, qui acquiesça. Il y avait, contre le mur, un chevalet avec des feuilles de papier à dessin et des crayons feutres de couleur. Ortiz rapprocha le chevalet du box des témoins et prit un feutre noir.
« Disons que voici la porte, dit-il en traçant un rectangle. Moi, j’étais ici, contre le lit. » Il esquissa la forme d’un lit et un personnage en bâtonnets dont la tête reposait contre un pied du lit, tournée vers la porte. « La porte, qui s’ouvre vers l’intérieur, était à moitié ouverte, à peu près ; je suppose qu’après le coup de pied que j’avais donné dedans, elle avait dû rebondir contre le mur. Lui se tenait dans l’encadrement, penché vers l’intérieur de la chambre.
— De combien ?
— Pas de beaucoup. Il me semble que son corps s’inclinait un peu en avant, son bras droit et sa jambe droite étaient à l’extérieur, mais son bras gauche et sa jambe gauche un peu à l’intérieur de la pièce.
— Et sa tête ?
— Elle s’inclinait vers moi. Il me regardait.
— Vous en êtes certain ? »
Ortiz regarda David droit dans les yeux. Puis se tourna vers Larry Stafford.
« Jamais je n’oublierai sa figure. »
David prit quelques notes, puis demanda à Ortiz de rejoindre la barre.
« Avez-vous été gravement blessé ?
— Je suis resté à l’hôpital Good Samaritan un jour ou deux.
— Pendant combien de temps avez-vous vu le visage du tueur ?
— Je ne sais pas.
— Longtemps ?
— Non.
— Combien de temps l’homme est-il resté ainsi sur le pas de la porte ?
— Quelques secondes. Puis il s’est enfui.
— Vous ne l’avez donc vu que quelques secondes ?
— Oui.
— Moins d’une minute ?
— Peut-être cinq à dix secondes. Mais je l’ai vu. »
David consulta ses notes puis se tourna vers le juge.
« C’est tout, votre honneur. »
Autley s’adressa à Monica Powers.
« D’autres témoins à produire ?
— Non, votre honneur. L’Etat a le sentiment d’avoir présenté les éléments requis dans le cadre de la loi. L’inspecteur Ortiz est un policier chevronné. Il a identifié l’homme qu’il a vu au Raleigh Motel comme étant l’inculpé. Son témoignage est corroboré par le fait que l’inculpé roule dans un véhicule identique à celui vu au motel et porte des vêtements similaires.
— Maître Nash ?
— Je n’ai pas le sentiment, votre honneur, qu’une identification de cinq secondes, faite par un homme qui vient d’être frappé suffisamment fort pour devoir être hospitalisé, soit le genre de preuve entraînant une présomption de culpabilité évidente et forte telle que requise par l’affaire Chambers. Qui plus est, l’inspecteur Ortiz peut seulement dire que la voiture était une Mercedes. Il a embelli sa description à l’aide d’informations recueillies plus tard.
— Autre chose, Mr Nash ?
— J’ai plusieurs témoins de moralité à produire, votre honneur.
— Ce sera inutile. L’inspecteur Ortiz n’est pas un témoin ordinaire, monsieur Nash. C’est un policier compétent et expérimenté. Je considère que son témoignage est suffisant et je refuse une remise en liberté sous caution. »
Stafford parut s’affaisser à côté de David. Déjà, Monica rassemblait ses papiers et quittait la barre des témoins.
« On peut encore aller jusqu’à la cour suprême, Larry. Si nous…
— Laissez tomber, répondit Stafford d’un ton défaitiste. J’ai su que c’était fichu dès que j’ai vu le juge Autley. Vous avez été sensationnel, Dave.
— Voulez-vous que je revienne vous voir ?
— Non, ça ira. Arrangez-vous simplement pour que le procès ait lieu le plus tôt possible. Je ne sais pas si… le plus tôt possible. »
Stafford alla retrouver le gardien, qui l’escorta jusque dans le secteur de détention. David vit Terry Conklin ranger un carnet de notes et se diriger vers la sortie. Jennifer attendait juste à l’extérieur.
« Il ne sort pas. Le juge a refusé la liberté sous caution », lui dit David, amer.
Il était déçu. Il avait voulu gagner, non seulement parce qu’il aurait aimé que Jennifer le vît gagner, mais parce qu’il pensait que Stafford aurait dû être relâché. Cependant il avait perdu, et il commençait seulement à présent à en prendre conscience : le choc de la décision abrupte de la cour s’atténuait et le fait que la mise en liberté avait été refusée prenait toute son ampleur.
« Il donnait l’impression de ne même pas t’écouter, dit Jennifer, incrédule. Il ne t’a même pas laissé produire nos témoins.
— Je sais. Je vais faire appel devant la Cour suprême et essayer d’obtenir une ordonnance d’exécution, mais je doute qu’on nous l’accorde. Il est rare qu’ils annulent la décision discrétionnaire d’un juge, sauf s’il y a abus flagrant.
— Justement, est-ce que ce n’est pas… ? »
David secoua la tête.
« Non. Il a simplement accordé beaucoup de crédit au témoignage d’Ortiz. Un autre juge ne l’aurait peut-être pas fait. Quel salopard ! J’aurais dû… » David s’interrompit. « Écoute, Jenny. Il faut que j’aille voir mon enquêteur. D’accord, nous avons perdu, pour cette fois, mais j’ai pris note de plusieurs éléments importants pendant que j’interrogeais Ortiz. Des éléments qui peuvent nous permettre de gagner le procès. Voilà ce qui compte.
— Est-ce que ça ne va pas être la même chose au procès ? On va le croire, lui, parce qu’il est policier. Et ils ne croiront pas… »
David lui avait mis une main sur l’épaule avant de se rendre compte de ce qu’il faisait. Jennifer parut décontenancée, et il se rappela de la première fois où ils s’étaient touchés ; il la revit, s’appuyant du front contre la vitre froide de la fenêtre. Il enleva lentement sa main. Elle détourna les yeux.
« Au procès, il y aura un jury et ce sera différent, répondit-il, la tête ailleurs. Les jurés sont très équitables. Ils obligent l’Etat à apporter la preuve formelle de la culpabilité et, à mon avis, l’Etat va avoir plus de mal qu’il ne le croit si je ne me suis pas trompé sur deux ou trois petites choses. Bon, maintenant, il faut que je me mette au boulot.
— Oui, bien sûr. Je… Merci, David.
— Ne me remercie pas. Jusqu’ici, je n’ai fait que perdre.
— Tu finiras par gagner. Je le sais. »
Ils restaient plantés là, dans le hall, n’ayant ni l’un ni l’autre envie de se séparer. Lorsque finalement David fit demi-tour et se dirigea vers Terry Conklin, il se sentait très déprimé.
*
Il lui suffit de passer quelques minutes avec Conklin pour retrouver sa bonne humeur. Ils se rendirent à pied jusqu’à la Shingle Tavern tout en discutant de l’affaire. Conklin avait lui aussi repéré les points faibles dans le dossier de l’accusation ; que l’enquêteur ait raisonné de la même façon que lui valut à David une agréable giclée d’adrénaline. S’ils avaient raison, il aurait une bonne chance d’obtenir l’acquittement.
« Quand vas-tu pouvoir t’y mettre ? demanda David, tout excité.
— Dès ce soir, si je peux trouver l’homme dont j’ai besoin. »
David but un peu de bière et mordit dans son sandwich.
« Il me faut le dossier médical d’Ortiz. Connais-tu quelqu’un au Good Samaritan ? »
L’enquêteur réfléchit quelques instants.
« Ça risque de nous coûter quelques sous, mais je crois que je peux nous dégotter ça.
— Ne t’en fais pas pour l’argent. Essaie aussi de savoir si j’ai raison, pour les modèles de Mercedes, et vérifie les chemises.
— Ce sera fait dans la semaine.
— Parfait. Tu sais, Terry, je commence à la sentir, cette affaire. À la sentir très bien. »
*
Ron Crosby enroula les nouilles couvertes de sauce autour de ses baguettes, tournant jusqu’à ce qu’elles fussent exactement comme il le voulait. Puis, d’un mouvement vif de la main, il se les enfourna dans la bouche.
« C’est le meilleur restaurant chinois de la ville, ici », déclara-t-il ; un fragment de nouille lui retomba sur la lèvre, et il le repoussa de ses baguettes.
« Qu’est-ce que tu en penses, Ron ? » demanda Ortiz – il poussait la nourriture du bout de ses baguettes dans l’assiette, et n’avait presque rien mangé.
« Nash y va en douceur. Ça lui réussit très bien. Il a marqué quelques points, mais Stafford est toujours en prison, non ?
— Seulement parce que c’était Autley qui siégeait. Avec lui, même le pape n’aurait pas droit à la libération sous caution. Il ne faut pas se raconter d’histoires.
J’ai été nul, comme témoin, et Nash n’a pas dévoilé ses batteries comme il le fera au procès. »
Crosby reposa ses baguettes.
« Qu’est-ce qui te chiffonne, Bert ?
— Rien. C’est simplement que… que je me sens responsable de… si j’étais intervenu plus tôt, Darlene serait peut-être encore vivante… Je veux la peau de cette ordure, Ron. Mais j’ai peur de saloper une fois de plus le boulot, et que Nash ne le tire de là.
— Tu n’as rien salopé du tout, la première fois. Personne ne le croit. Hersch n’était qu’une bleue qui voulait à tout prix prouver qu’elle était coriace. Elle est morte parce qu’elle n’a pas respecté les règles qu’on avait fixées. Et, de toute façon, Nash ne fera pas sortir Stafford. »
La menace, dans le ton de Crosby, fit lever les yeux à Ortiz.
« Là, tu me caches quelque chose.
— Mange tes nouilles et je vais te mettre au courant », répondit Crosby en tirant un rapport de police qu’il avait plié au fond de sa poche. « Est-ce que tu connais un maquereau du nom de Cyrus Johnson ?
— TV ? Tous les flics des mœurs connaissent ce trou-du-cul, évidemment.
— Jette donc un coup d’œil sur ce rapport, dit Crosby en tendant la feuille à Ortiz. Et va ensuite t’entretenir avec le sieur TV. Ce sera peut-être intéressant. »
*
Cyrus (dit TV) Johnson était peut-être la personne la plus facile à trouver dans tout Portland. Chaque soir, il garait sa Cadillac rose devant un salon de billard, le Jomo Kenyatta Pool, si bien que tous les drogués savaient où se réapprovisionner et toutes ses gagneuses où elles devaient rapporter leurs gains. Sans être le principal maquereau ou le plus gros fournisseur de drogue de la ville, TV n’en était pas moins le plus connu. Il avait une fois poussé l’audace jusqu’à se laisser interviewer dans le cadre d’un programme de télé local traitant ce jour-là de « La drogue à l’école » – ce qui expliquait son sobriquet.
Ortiz se rangea devant la Cadillac et essaya de distinguer TV à travers la vitrine de l’établissement ; la fumée embrumait l’activité qui s’y déroulait, et il ne vit pas Johnson. Peu importait. Le policier savait exactement où trônait son homme. TV dirigeait ses audiences depuis un fauteuil luxueux qu’il avait fait installer par le propriétaire au fond de la salle de billard. Ce fauteuil, entouré qu’il était d’un mobilier minable, symbolisait son statut et il était implicitement admis qu’il en coûterait très cher aux audacieux qui oseraient s’asseoir dessus.
Ortiz zigzagua entre les joueurs, attentif à éviter les longues queues de billard, conscient que le niveau sonore des conversations baissait brusquement lorsqu’il approchait d’une table. Quelques joueurs se tournèrent pour le regarder, mais aucun ne se déplaça pour le laisser passer. Un petit jeu auquel Ortiz avait déjà joué. On finit par s’entraîner à contenir la colère que cette méfiance fait naître en soi. Un visage blanc dans un établissement comme le Kenyatta était en général synonyme de flic, et les hommes occupés à jouer au billard ne voulaient surtout pas avoir affaire à un flic.
TV, comme d’habitude, portait une tenue des plus tape-à-l’œil. Il ne s’habillait pas systématiquement selon le stéréotype du maquereau avant son apparition télévisée, et c’était par hasard, le jour où les caméras avaient débarqué, qu’il portait un manteau de fourrure qui lui tombait jusqu’aux pieds et de lourds bijoux en or bien voyants. Le bruit courait cependant que ce passage à la télé avait été le grand moment de sa vie et, depuis ce jour-là, il s’habillait conformément à son personnage au cas où les médias reviendraient le solliciter.
Johnson vit Ortiz approcher et se mit à renifler l’air autour de lui. « Hé, Ke’mit, on a un ba’becue, ce soi’ ? » demanda-t-il, prenant un accent « négro » exagéré, au gaillard taillé comme une armoire à glace qui se tenait à côté de lui. « Vu qu’j’ai l’imp’ession de senti’ le cochon [1]. »
Le costaud fixa Ortiz d’un regard de défi glacial. Ortiz n’eut pas de mal à reconnaître Kermit Monrœ, le garde du corps de Johnson, qui avait commencé sa carrière comme joueur professionnel de football à Detroit, avant de se blesser au genou.
« Tu as l’air de bonne humeur, TV, dit Ortiz d’un ton calme.
— Bien sû’ bien sû’, missié. Nous aut’es, les gens de couleu’, on est toujou’s toujou’s contents.
— Te sens-tu capable d’arrêter ton numéro une minute, qu’on ait une petite conversation, tous les deux ? »
Le sourire s’évanouit et Johnson prit une expression soupçonneuse. L’inspecteur Ortiz n’était pas un inconnu pour le mac. Il s’était fait alpaguer à deux reprises par lui, sans que des charges suffisantes pussent être retenues. La deuxième fois, Ortiz lui avait ouvert la lèvre. TV, qui était très infatué de sa prétendue beauté, était resté une semaine sans venir à la salle de billard. Il avait cependant passé sa colère sur l’une de ses filles qu’il avait expédiée à l’hôpital. Il tenait Ortiz pour responsable de la perte de gains qui s’était ensuivie ainsi que de son humiliation.
« De quoi tu veux parler ?
— C’est privé, répondit le policier avec un geste vers Monrœ.
— Tiens donc ! Moi, j’ai rien à cacher à mes amis.
— Et si tu te barrais, Ortiz ? » intervint l’ex-joueur de football.
Il avait une voix grave et douce. Ortiz n’en montra rien, mais il eut peur. Il savait que Monrœ n’hésiterait pas à tuer un policier. Qu’il y prendrait peut-être même plaisir.
« Je voudrais des renseignements sur un Blanc qui a eu maille à partir avec toi et l’une de tes filles il y a quelques années », dit Ortiz, ignorant Monrœ et tirant de sa poche une photo d’identité judiciaire de Larry Stafford.
Il remarqua que la main du garde du corps était passée dans la poche de son blouson de cuir au moment où lui-même avait déplacé sa propre main.
« Mes filles ? De quelles filles il nous parle, Kermit ? demanda TV à Kermit par-dessus son épaule.
— J’ai entendu dire qu’Ortiz n’aimait pas les filles. Qu’il préférait les petits garçons », ricana le garde du corps.
Johnson prit la photo et l’examina. S’il reconnut Stafford, il ne le manifesta pas.
« C’est ton petit ami, Ortiz ? demanda TV.
— T’aimes faire ça avec les garçons, hein, Ortiz ? » renchérit Monrœ. Il n’y avait aucune émotion dans sa voix.
« Est-ce que tu le connais ? » demanda Ortiz à TV.
Le maquereau sourit.
« J’ai jamais vu ce missié blanc, missié.
— Je crois que si. »
Ortiz prit conscience du silence qui régnait maintenant dans la salle de billard. Il regretta soudain d’avoir préféré venir seul.
« Tu dis que je suis un menteur, Ortiz ? » demanda TV.
Monrœ se rapprocha d’un pas. Johnson jeta un deuxième coup d’œil à la photo.
« Tu sais, Kermit, on dirait bien ce type qui a descendu la flicarde blanche. J’ai lu ça dans les journaux. Il paraît que c’est Ortiz qui aurait foiré le coup. On dit partout qu’elle s’est fait descendre à cause de toi. »
Il avait lancé cette dernière saillie directement à l’intéressé, et elle fit mouche. Le policier sentit son estomac se nouer sous l’emprise d’un mélange de rage et d’angoisse. Il n’avait qu’une envie, frapper, mais son incertitude sur le rôle qu’il avait joué dans la mort de Darlene Hersch lui enlevait toute volonté. TV déchiffra cette incertitude dans les yeux d’Ortiz et un ricanement de triomphe lui étira les lèvres. Ortiz soutint assez longtemps le regard de l’autre pour retrouver son sang-froid. Il reprit la photo.
« C’était très agréable de te revoir, TV. À la revoyure. »
Il tourna le dos aux deux voyous et refit le parcours labyrinthique entre les joueurs noirs. Il y eut des rires dans son dos, mais les visages d’ébène qui étaient devant lui restaient fermés et menaçants.
Sa main tremblait quand il tourna la clef dans le contact. Il était pris d’étourdissements et légèrement nauséeux. Il s’était ridiculisé. Il s’en rendait compte. Il fut soudain envahi par une rage folle. Ce salopard allait cracher le morceau. Cet enfoiré de marloupin noir allait lui dire ce qu’il voulait savoir. Et il savait très bien comment s’y prendre.